Voilà plus de quatre ans et demi que je suis devenue mère. Presque cinq années intenses où chaque jour qui passe s’avère être une opportunité bénie de m’améliorer, où chaque jour qui passe est nourri de profondes remises en question, de confrontations avec qui je suis vraiment, à travers le miroir que sont mes filles. Confrontations parfois affreusement brutales, parfois irrésistiblement rassurantes, mais toujours ô combien nécessaires et constructives.

Devenir mère m’a permis de m’ancrer. D’accepter et chérir la matière que je dénigrais tant préférant mieux les “choses de l’esprit”. Du moins je croyais vaguement sans que ce soit tangible qu’il s’agissait d’Esprit, je cherchais ça, la transcendance, je l’ai d’ailleurs cherchée par tous les moyens que j’ai pu trouver sur mon chemin, explorant les bas-fonds des paradis artificiels, écumant toutes sortes d’addictions, arborant de multiples facettes, creusant dans le tréfonds des interdits et par-delà les sentiers tout tracés une tranchée pour épancher ma soif d’absolu, mon rêve d’idéal. Avec le recul je sais maintenant que j’étais “bêtement” coincée dans le mental. Vous savez celui qui croit pouvoir tout diriger, tout contrôler, qui met toutes sortes de barrières en dictant le bien et le mal, l’acceptable ou encore l’imprudent. Et cet ego qui utilise tout ce qu’il peut pour briller, pour faire croire que tout est parfait, alors que derrière le voile des apparences, lorsqu’on épluche toutes les couches protectrices faites d’émotions refoulées qu’on a entassées au fil des ans pour se blinder, au fond là, c’est fébrile, ça pleure et ça fait mal…

Quand je suis tombée enceinte de Kanda, ma première fille, j’étais bien entendu à mille lieues d’imaginer quels allaient être les effets de la maternité sur ma petite personne ! Comment aurais-je pu me douter alors que je m’apprêtais à m’engager malgré moi dans une voie de métamorphoses ? que je m’apprêtais à vivre une véritable initiation ? Évidemment, je savais bien que tout allait changer, j’allais devenir mère! mais tant qu’on ne vit pas les choses, on croit les savoir mais on ne les connait pas. Pour co-naître il faut inévitablement re-naître. Oser l’inconnu et en faire l’expérience ! Ne pas savoir ce qui va advenir mais vouloir le vivre sans artifice !

C’est une immense responsabilité que de devenir parent. Accueillir et accompagner une âme, un être en devenir sur le chemin vers lui-même. Tenter de laisser l’enfant s’accomplir, devenir ce qu’il est, et non pas le former à ré-emboiter le pas sur les modèles du passé, à reproduire les schémas déliquescents de siècles de patriarcat autoritaire et arrogant. C’est une immense responsabilité et franchement : c’est très dur ! Ça pourrait (et devrait) être très simple mais parfois c’est dur car non seulement les enfants sont de l’énergie en puissance, mais aussi et surtout car nous sommes le résultat de tant de souffrances et frustrations accumulées à travers nos lignées parentales, à travers l’inconscient collectif, à travers l’attente latente d’une société déracinée, une humanité désenchantée et en quête de repères et de sens, que sitôt que l’on fait l’effort de vivre pleinement cette initiation qui s’amorce déjà avec la grossesse et qui débute vraiment avec l’accouchement – puissant rite de passage que j’ai pour ma part vécu à chaque fois comme une intense transe libératrice à cheval entre les mondes – si l’on fait le choix de s’occuper de ses enfants à plein temps – c’est à dire sans nounou ni crèche ni école, et que l’on prend le temps de les accompagner humblement et dans la bienveillance, on se retrouve très vite confronté à nos propres limites, nos propres défauts, nos propres faiblesses. Avec les enfants on ne peut pas tricher. Il n’y a pas de porte de sortie : c’est “le Réel Tel Quel” (cf livre de Lee Lozowick).

Nous pouvons voir à travers notre précieuse descendance tout ce qui ne va pas chez nous, car l’enfant n’est jamais le problème, mais notre comportement, nos réactions qu’il va pourtant enregistrer comme étant sa norme, sont quant à eux loin d’être irréprochables tant nous sommes perfectibles. Cette réflexion que nous renvoie l’enfant de nous-même est une aubaine, une “mère-veilleuse” et inestimable opportunité d’un travail sur soi dont on ne peut faire l’économie si nous souhaitons véritablement transformer notre vision de la réalité et créer durablement “un monde meilleur”. Quel plus bel héritage léguer à son enfant, à l’humanité tout entière, que celui de guérir ses propres souffrances ?

“Ne laisse aucune trace de ta souffrance sur cette terre si tu veux vraiment faire quelque chose pour ce monde…”
– Christiane Singer

Donc cette quête de sens qui n’est autre que ce désir nécessaire, ce besoin fondamental de se reconnecter à notre être essentiel, autrement dit (on y revient) la quête de soi, voire même la conquête de sa propre divinité, nous pouvons y répondre en faisant le choix d’une parentalité responsable et conscientisée où parents et enfant(s) sont à la fois Maîtres et élèves !

On me demande souvent comment ça se passe chez nous – sans école, c’est très simple en fait : on vit! Une vie qui cherche d’elle-même à se reconnecter à sa véritable nature, son véritable rythme, ses cycles, pour laisser la magie opérer. Qu’est-ce qu’il importe d’offrir à l’enfant ? Est-ce que je veux que mes filles réussissent en société ? dans une société – à savoir “un ensemble d’êtres humains” – qui marche sur la tête en faisant fi de la véritable nature de l’humain ? Est-ce que je veux que mes filles sachent se battre, se défendre pour obtenir ce qui devrait leur revenir de plein droit ? Non merci. Je veux leur apprendre à être elles-mêmes. Je veux leur apprendre à semer des graines et les admirer germer, les laisser marcher pieds nus dans la forêt et converser avec les fées. Je souhaite qu’elles se sentent libres de danser et chanter à n’importe quelle heure du jour sans se sentir jugées. Qu’elles puissent célébrer la Vie dans la Joie, être reconnaissantes du cadeau qui nous ait fait de nous perfectionner, de tendre vers l’autonomie, de devenir intègres et responsables. Je veux qu’elles sachent que tout est possible ici-bas, que nous sommes voués à être heureux si nous faisons confiance à l’intelligence du Cœur, à notre guidance intérieure, que nous sommes juste de passage et que chaque respiration est une main tendue vers l’accomplissement de nos rêves.

Je souhaite qu’elles aient confiance en moi, qu’elles voient que je suis là pour elles. Je souhaite qu’elles voient que je tente des choses et que même si je me trompe parfois, même si je me trompe souvent, elles comprennent que c’est normal car c’est ainsi qu’on apprend, c’est le signe même de notre humanité. Car ce qu’on pouvait croire vrai hier sera probablement faux demain et que seul le présent compte. Je souhaite qu’elles aient confiance en moi pour qu’elles aient confiance en elles-mêmes, qu’elles sachent que nous sommes tous les parties d’un grand tout qui nous dépasse et qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur. Je souhaite qu’elles se sentent libres de dire ce qu’elles pensent sans avoir peur de blesser l’autre, qu’elles se sentent libres d’être elles-mêmes dans le respect de leur dignité et dans l’assurance de leurs singulières différences. Je souhaite qu’elles aient le goût des belles choses, des choses nobles, non pas du luxe vulgaire ça non, mais une attitude, un regard sur le Beau qui engage le respect de toute chose vivante.

“Montrer l’exemple n’est pas la meilleure façon de convaincre, c’est la seule.”
– Gandhi

Les enfants n’ont pas besoin de telle ou telle nouvelle pédagogie de la même manière que la société n’a pas besoin de telle ou telle énième réforme sociale. Ce qu’il leur faut, ce qu’il nous faut, c’est la conscience de qui nous sommes vraiment et la compréhension du monde dans lequel nous évoluons. Le reste est, semble-t-il, tout à fait superficiel !

Parfois j’avoue, dans le creux de la vague, quand la fatigue se fait un peu trop sentir, que je suis agacée d’avoir si peu de temps pour moi, d’être si peu prolifique dans les activités qui me passionnent, ou encore lorsque je m’en veux d’avoir eu telle ou telle réaction, mon homme (mon amour ma moitié avec qui je partage absolument tout de ce quotidien) me rappelle avec justesse qu’il suffit parfois tout simplement d’accepter les choses telles qu’elles sont, en particulier lorsqu’elles ne sont pas forcément ce qu’on voudrait qu’elles soient !


Chronique de la vie qui passe

Fernando Pessoa

“S’il est un fait étrange et inexplicable, c’est bien qu’une créature douée d’intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd’hui la même chose qu’hier, alors que non seulement le cerveau d’aujourd’hui n’est déjà plus celui d’hier mais que même le jour d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier ? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être ; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce était naturelle.

Un être doté de nerfs moderne, d’une intelligence sans œillères, d’une sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d’opinion et de certitude plusieurs fois par jour.

L’homme discipliné et cultivé fait de son intelligence les miroirs du milieu ambiant transitoire ; il est républicain le matin, monarchiste au crépuscule ; athée sous un soleil éclatant et catholique transmontain à certaines heures d’ombre et de silence ; et ne jurant que par Mallarmé à ces moments de la tombée de la nuit sur la ville où éclosent les lumières, il doit sentir que tout le symbolisme est une invention de fou quand, solitaire devant la mer, il ne sait plus que l’Odyssée.

Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels. Ceux qui ne font pas attention aux choses, ne les voient guère que pour ne pas s’y cogner, ceux-là sont toujours du même avis, ils sont tout d’une pièce et cohérents. Ils sont du bois dont se servent la politique et la religion, c’est pourquoi ils brûlent si mal devant la Vérité et la Vie.

Quand nous éveillerons-nous à la juste notion que politique, religion et vie en société ne sont que des degrés inférieurs et plébéiens de l’esthétique – l’esthétique de ceux qui ne sont pas capables d’en avoir une ? Ce n’est que lorsqu’une humanité libérée des préjugés de la sincérité et de la cohérence aura habitué ses sensations à vivre indépendantes, qu’on pourra atteindre, dans la vie, un semblant de beauté, d’élégance et de sincérité.”