Dans son livre Comme des Invitées de Marque, Léandre Bergeron partage son expérience d’école à la maison avec ses trois filles. Une belle découverte…

ddéjà, à la naissance de ma première fille, je jonglais avec l’idée que si les parents savent répondre aux besoins de l’enfant, jamais celui-ci ne devient une corvée, mais une inépuisable source de joie quotidienne. Dix-huit ans plus tard, je suis en mesure d’affirmer la justesse de cette intuition. Ayant choisi de faire confiance à la nature, je n’ai imposé aucune restriction à la liberté de mes enfants. Mes trois filles, Déirdre, Phèdre et Cassandre, ont appris tout ce qu’elles avaient besoin de savoir par elles-mêmes, sans n’avoir jamais mis les pieds à l’école et sans être contraintes à obéir à qui que ce soit. S’il m’avait fallu un jour dire à mes enfants: ¨Aujourd’hui, on apprend à lire¨, cela me serait apparu comme une agression. Cette expérience particulière d’éducation m’a permis de constater que certains enfants apprennent à lire seuls dès l’âge de trois ans, tandis que d’autres n’y arrivent que vers dix ans. À cinq ans, mon aînée a manifesté le désir d’aller à l’école, mais elle a vite déchanté. Quelques mois plus tard, de retour à la maison, il lui a fallu réapprendre à sentir, à bouger et même à respirer librement, suite à une longue paralysie physique, mentale et émotive au sein du système scolaire…

De façon naturelle, les enfants rejettent les overdoses. C’est pourquoi, moi, ancien professeur, j’ai dû apprendre… à ne pas enseigner, ne pas vouloir à tout prix transmettre des connaissances, à éviter de forcer la dose, comme si mes enfants devaient passer un examen dans l’heure qui suit. Tout au long de leur apprentissage de la vie, jamais je n’ai posé de questions à mes filles, visant à vérifier leur niveau de connaissance. Jamais je ne les ai évaluées ni fait subir de tests ou d’interrogatoire… L’évaluation sème le doute qui devient une source d’angoisse chez l’enfant. À mon avis, quelles que soient les circonstances, l’enfant doit sentir que le parent est de son côté; il doit exister entre eux une sorte de complicité qui va lui permettre d’évoluer sainement.

Si l’adulte est incapable de le consoler, non seulement l’angoisse ne s’exprime pas, mais elle perdure. Lorsqu’un enfant ravale ses larmes, c’est comme s’il n’avait pas le droit d’être ce qu’il est. Pour survivre, il va se décentrer en acceptant de se soumettre aux diktats des adultes, il va perdre son intégrité, sombrer dans le mensonge et la duplicité, bref, il va se déboussoler.

 

DES DÉTENUS

L’école traite les enfants comme des détenus qui sont régulièrement fouillés; on les suspecte. Leurs parents emboîtent inconsciemment le pas, devenant un peu des policiers au service de l’école, de la commission scolaire et même du ministère de l’Éducation. L’image idéale que l’on projette sur l’enfant devient plus importante que ce dernier. Cette attitude n’est rien de moins qu’un crime perpétré contre l’enfance. Respecter l’enfant implique qu’on ne se donne pas le droit de l’interroger, ni de lui demander des comptes. Comme je suis poli avec n’importe quel invité de marque, je le suis naturellement avec un enfant. J’ai par exemple observé qu’il n’est nul besoin d’enseigner la politesse à ce dernier. Si l’on est poli avec lui, il va nous porter le même respect, de façon toute naturelle. Car la vraie politesse est d’abord le respect de l’autre. Si, par inadvertance, il m’est arrivé de bousculer mes filles, je m’excusais, qu’elles aient trois ou quinze ans. Après tout, nos enfants ne sont pas des tables ou des chaises, que l’on peut cogner sans rien dire! Bien souvent, sous prétexte que ce sont nos enfants, on se permet de les pousser brutalement sans ressentir le besoin de s’excuser, on fouille leur chambre à leur insu et on surveille leurs fréquentations. C’est un comportement digne d’un gardien de prison envers des détenus. Les enfants ont d’ailleurs la même réaction que des prisonniers, face à ce traitement: ils vont agir en cachette, faire semblant, mentir, jouer le jeu et accepter toutes les offenses, pour avoir le droit de respirer. En les traitant comme des détenus, peut-on raisonnablement s’attendre à ce qu’ils aient un comportement différent de celui des repris de justice? Si la maison, tout comme l’école, est une prison où ils sont réprimés pendant les toutes premières années de leur vie puis surveillés nuit et jour, il est à prévoir qu’ils connaitront une adolescence ¨mouvementée¨. Pendant cette période de croissance intense, où une nouvelle énergie bouleverse leur vie, leur réaction à la répression sera l’émeute, tout comme on peut l’observer en milieu carcéral. La fameuse ¨crise d’adolescence¨ n’existe en fait qu’en milieu répressif. Dans une symbiose saine, empreinte de respect, il n’existe aucune ¨crise d’adolescence¨.

 

LA SOCIALISATION

Certains ont fait des gorges chaudes parce que mes enfants ne fréquentaient pas l’école. Comment peut-on dire qu’un enfant non scolarisé ne développe pas sa sociabilité? Celle pratiquée à l’école, comme celle de la prison, favorise des comportements malsains ou pathologiques, plutôt que de contribuer à l’établissement de relations humaines chaleureuses. Je suis convaincu qu’en forçant l’enfant à obéir, on le décentre, on l’aliène, on en fait un être tout autre que lui-même. Si par exemple, on lui fait laver la vaisselle contre son gré, qu’apprend-il, à part la frustration? J’ai constaté que moins on en demande à un enfant, plus il en fait naturellement, sans être contraint. Obliger quelqu’un à accomplir un travail, c’est en faire un forçat qui pense au crâne de ses gardiens en cassant des pierres…

La scolarisation telle qu’on la connait se limite à du plaquage et de la catégorisation de notions qui tiennent lieu de connaissances. Dans cette optique, la déscolarisation constitue une convalescence. Car l’école est véritablement une épreuve, voire une maladie dont les effets varient selon le temps d’exposition et la capacité de résistance de chacun. Certains, plus forts, exposés à l’école, s’en tireront sans trop de dommages, alors qu’un enfant soumis ou profondément blessé mettra des années à s’en remettre, s’il s’en remet jamais. Un jour, j’ai essayé avec quelques voisins, de recréer une école de rang de type familial. Mais tout ce que nous avons réussi à faire, c’est de reproduire le carcan de l’école conventionnelle, avec ses groupes d’âge et sa concentration forcée, prisonniers que nous étions de notre conception traditionnelle de l’éducation. Il faut dire que se déscolariser est un long processus et il est très difficile de briser les chaînes de la scolarisation. L’école imbibe notre société dite civilisée tout comme jadis l’Église pénétrait l’âme des catholiques… On disait d’ailleurs: ¨Hors de l’église point de salut¨; aujourd’hui, on pourrait dire: ¨hors de l’école, point de salut¨. Cette dernière apprend aux enfants à se désolidariser de leurs parents, à s’en éloigner le plus possible et à intégrer la bulle ¨ado¨, un ghetto d’orphelins abandonnés et déconnectés de la réalité.

Toute tentative d’éduquer l’enfant est selon moi malsain, car elle corrompt le processus de son épanouissement. À trop vouloir ou à essayer d’éduquer, on rate son coup. De plus, aucun vrai rapport social ne se noue dans nos ¨garderies-orphelinats¨, où les enfants errent comme des prisonniers. L’enfant abandonné dans ces lieux souffre de l’absence de ses parents; il est blessé, meurtri, coupé de la symbiose essentielle avec ces derniers. Comment en sommes-nous venus à livrer nos enfants à des étrangers aux compétences douteuses, pendant les meilleures heures de la journée? Comment a-t-on pu accepter de se faire voler la naissance et même la mort par le corps médical?

 

DES DOUTES

Pris dans le piège de mes peurs, j’ai bien sûr eu des périodes de doute; je me rongeais parfois les sangs, me demandant si mes filles allaient un jour finir par apprendre quelque chose… Puis je chassais le pédagogue en moi, le parent soumis à l’État de même que l’homme terrorisé, qui veut terroriser à son tour. Après la maladroite simulation d’école à la maison, et voyant disparaître l’enthousiasme et la joie dans leur regard, je me suis rendu compte de l’abomination que je faisais subir à mes filles. En réalité, elles ne faisaient ce que je leur demandais que pour me plaire…

Je me suis désolidarisé du monde dit ¨responsable¨ des adultes, de cette véritable ¨mafia¨ organisée entre parents, enseignants, prêtres et éducateurs. J’ai pris mes distances envers ceux qui sèment la terreur dans le coeur des enfants, afin d’en faire des êtres soumis. Je me suis dissocié du réseau invisible qui assure l’ordre social et perpétue la soumission au grand nombre, de générations en générations. Un être soumis est une bombe à retardement. J’ai opté pour la liberté, le respect, la confiance envers le potentiel d’autorégulation de l’être humain. J’ai choisi de ne pas participer au terrorisme généralisé pratiqué contre l’enfance. Aujourd’hui, en observant mes trois filles adolescentes, je suis toujours surpris de leur sens de l’initiative, leur intérêt et leur goût intense de la vie. Je suis en admiration devant leur implication dans la maison, qui se fait naturellement, sans que j’aie à intervenir. Dotées d’une grande indépendance d’esprit, elles s’insurgent souvent contre des pratiques contradictoires qu’elles ne manquent pas de repérer dans les relations humaines et le tissu social. C’est à travers des réactions comme celles-là qu’on se rend compte que l’école et toutes ces institutions qu’on nous impose depuis l’enfance n’ont pour but que de fabriquer des gens soumis et surtout d’annihiler tout esprit critique.

Source > Terre de Femme

 

CITATIONS

« Qu’ai-je donc fait pour que ça coule de source, comme une source de vie jaillissante, sans bornes et sans fin, une joie continue d’être avec elles, parmi elles, entouré d’elles ?

[…]

Qu’avons-nous fait ? Rien. C’est d’avoir laissé les choses se faire naturellement, peut-être ? D’avoir eu le bon sens de se demander, quand leur mère était enceinte la première fois, quelle sorte d’accouchement nous voulions. Installé à ce moment-là convenablement dans la maison que j’avais rebâtie à notre goût, ne serait-il pas normal d’y voir naître notre bébé ? (page 13)

[…]

D’où nous est venue cette mentalité de tortionnaire qui dictait aux médecins accoucheurs de prendre l’enfant naissant par une jambe, de le soulever comme un jambon et de le frapper sur le fessier pour qu’il pleure en disant que c’était pour l’aider à prendre son premier souffle ? Les barbares les plus barbares n’ont jamais fait ça à leurs nouveaux-nés. Le silence paisible de cette enfant naissant nous disait bien que jusque-là nous avions agi comme il faut. Mais pourquoi est-ce que cette note d’excellence ne pouvait pas être nôtre toute notre vie commune durant ? Si nous étions attentifs à son bien-être naissant, pourquoi ne le serions-nous pas tout le temps avec elle ? » (Page 14)

» Séparer un nouveau-né de sa mère pour l’isoler dans une bassinette, souvent dans une autre pièce, est un crime contre l’humanité. Cette séparation rompt la délicate symbiose entre la mère et son enfant, et les torts qui s’ensuivent à court comme à long terme sont à la fois incalculables et irréparables. » (page 17)

» Est-ce que j’oserais séparer un agneau nouveau-né de sa mère au nom de la propreté, du savoir-faire, du savoir-vivre ou au nom de toute autre aberration ? » (page 18)

« Ah, l’importance de la symbiose, de cette communion indispensable, de ce contact physique avec mère, père, frères humains pour le développement normal de la sensibilité qui permet ensuite le développement normal de toutes les facultés de l’être humain. Quelle sorte de malades sommes-nous comme gens civilisés pour avoir perdu notre sensibilité au point de trouver normal de séparer le nouveau-né de sa mère, soit à l’hôpital, soit à la maison, de l’incarcérer dans des bassinettes à barreaux (pour sa sécurité, dit-on) et, la plupart du temps, dans une chambre à part ? Les nouveau-nés qui meurent mystérieusement dans leurs berceaux ne son-ils pas des petits Helmut ? Et ceux qui survivent à cette déchirure de la symbiose, avec une sensibilité fêlée, un ressentiment étouffé, quelle sorte de vie vont-ils mener ? N’est-ce pas grâce à cette séparation dès la naissance dite « éducation dès le berceau » qu’on a pu manipuler les sensibilités viciées et faire des ces orphelins de vaillants soldats prêts à tuer leurs frères humains au nom de la patrie ?1 Lire à ce sujet les livres décapants d’Alice Miller. » (page 19)

» Il est tout à fait anormal et aberrant et, de ce fait criminel, de rompre la symbiose entre parents et nouveau-né en plaquant dans une bassinette le tout petit au nom du « besoin de repos » de la mère, au nom de la «poursuite de l’autonomie » de l’enfant, au nom du « droit des parents à l’intimité ». Au contraire, si l’on veut des enfants aimants, heureux, équilibrés, autonomes, c’est justement en favorisant au maximum la symbiose, l’attachement, l’interdépendance entre parents et enfants. La sensibilité de l’enfant ne se développe pas dans sa bassinette au fond de sa chambre à part. (Dire que nos maisons traditionnelles sont conçues de cette façon : chambre des parents, chambre de l’enfant, cloisons, murs séparations, divisions.) La chambre à part développe plutôt chez l’enfant l’angoisse de l’isolement qui ouvrira la boîte de Pandore. Mais, par contre, quoi de plus naturel et en même temps de plus simple pour la mère d’avoir toujours son enfant collé à elle ?

La mère non dénaturée le veut ainsi, et l’enfant aussi. Il a besoin de sentir l’odeur de sa mère pour développer ses sens et son intelligence, il a besoin de toucher la peau de sa mère –et non pas du plastique en forme de bouteille, de tétine, de jouet) pour en absorber la chaleur, la vitalité. Il a besoin du regard de sa mère, ce contact des yeux, pour sentir son humanité naissante. Et ce contact, le père peut le nourrir tout autant. Quel plus grand bonheur que d’être couchés ensemble avec un nouveau-né entre nous ! Cette odeur de nouveau-né ! Ce calme, cette sérénité. Et comme ça simplifie les choses ! Pas besoin de se lever pour nourrir la petite, voir si elle a trop chaud ou trop froid. Elle dort la joue contre le sein nourricier. Pas besoin de crier quand elle a faim puisque le lait chaud est si près. » (page 19/20)

« Nos sociétés dites civilisées sont de plus en plus ségrégationnistes. Enfants à la garderie avec gardiens (ratio : un pour six) ; enfants d’âge scolaire à l’école avec gardiens (ratio : un pour vingt) ; lieu de travail : adultes actifs seulement, interdit aux enfants ; lieu de retraite : adultes passifs seulement, interdit aux adultes actifs et aux enfants (ratio : dix adultes passifs infantilisés pour un gardien). » (page 70 )

» Comment oser dire que les enfants qui ne fréquentent pas l’école ne vont pas développer leur sociabilité ? C’est tout le contraire que je constate. Car la socialisation forcée des écoles ressemble à la socialisation des prisons plutôt qu’à l’épanouissement des relations humaines chaleureuses. » (page 23)

« Et quel éclat de rire quand elle me racontait comment elle avait répondu à une dame qui lui avait parlé du problème de la socialisation parce qu’elle n’allait pas à l’école : « Mais, qu’est-ce que je fais en ce moment en vous parlant, madame ? » » (page 52 ) (Deirdre accepta d’elle même d’aider son père dans le magasin d’alimentation biologique qu’il possède avec 2 autres amis)

» Ce qui m’amène à parler de la facilité avec laquelle les enfants s’intègrent à la vie active des adultes quand ils en ont la chance. On dirait même que c’est naturellement ce qu’ils veulent faire alors que l’école s’entête à l’interdire systématiquement. Quelle aberration, donc, que l’école ! Comment est-ce qu’on en est venu à déphaser nos propres enfants par rapport à nous-mêmes et aux activités de notre vie. Comment est-ce qu’on en est venu accepter de livrer nos enfants à des étrangers aux compétences douteuses pendant les meilleures heures de la journée ? De la même façon, on a accepté de se faire voler la naissance de nos enfants par le corps médical. De la même façon, on a accepté de se faire voler nos mourants par ce même corps médical et par les directeurs de « pompes » funèbres. De la même façon, on a accepté de se retrouver consommateurs satisfaits d’une alimentation trafiquée, dénaturée, d’une information biaisée, d’une publicité mensongère et racoleuse, celle des gadgets jetables. De la même façon, on a accepté l’autorité de l’Etat-mouman-qui-veille-sur-nous. » (page 53)

» Un acte destructeur pour l’adulte que j’étais représentait pour elle l’exploration du monde. Elle posait un geste, m’arracher les lunettes pour les lancer à terre et constatait le résultat, les éclats des verres brisés.

Un acte parfaitement innocent et candide, comme sortir dehors pour voir quel temps il fait. Après l’étonnement et la constatation du geste innocent de Déirdre, il me vint à l’esprit ce que traditionnellement on fait en de pareils cas. On corrige. On saute sur l’occasion pour réprimander, enseigner à l’enfant ce qu’il faut ne pas faire, lui montrer nos vraies valeurs, l’encadrer, le discipliner par l’agression psychologique ou physique. Montrer le droit chemin ! Quand l’incident est en public, on peut remarquer que les parents vont corriger avec encore plus de zèle pour bien montrer à l’entourage qu’ils voient à bien dresser leur progéniture. » (page 33)

[…]

« Mais les conséquences ? Pour l’enfant ? Et pour vous, son père ? Sans parler de sa mère, de ses sœurs et de toute la structure sociale dont nous faisons partie ? N’avez-vous pas peur. D’abord, vous allez en faire un être impossible qui va vouloir satisfaire toutes ses pulsions, tous ses désirs, tous ses caprices. Il va exprimer cette agressivité dont il est plein et devenir un être asocial, voir antisocial, un délinquant, peut-être un criminel. Et ce sera à cause de vous, parce que vous n’avez pas su le corriger, le discipliner, lui indiquer clairement le droit chemin, l’orienter, le manipuler, pour qu’il devienne un citoyen respectable de notre bonne société. »

Eh bien, non. Je n’ai pas eu peur. Je n’ai pas eu peur ce jour-là chez Kresge de prendre une toute autre orientation, de rejeter la répression qui perpétuerait le régime autoritaire et de choisir un sentier peu exploré dans notre civilisation, celui de la liberté, du respect de l’enfant, de la confiance en l’enfant et en son potentiel d’autorégulation. J’ai choisi de me désolidariser du monde des adultes dits « responsables », de tous ceux-là qui font partie de ce réseau invisible qui (page 34) assure l’ordre social en perpétuant de génération en génération la soumission du grand nombre, en semant la terreur dans le cœur des enfants. Si j’avais chicané Déirdre, si je l’avais réprimandée comme il faut, comme il se doit en une telle circonstance, si je lui avais « fait comprendre » même par un simple regard réprobateur que « cela ne se fait pas », elle n’aurait évidemment rien compris du tout, cela va de soi, mais aurait bien senti dans ses tripes que certains gestes tout à fait innocents provoquent des conséquences graves, la première étant la rupture dan le tissu délicat de la symbiose, l’angoisse de se retrouver bannie du royaume de la sécurité parentale et menacée d’exclusion toutes les fois qu’elle franchirait une limite, invisible pour elle, dans ses comportements innocents.

Cela s’appelle du terrorisme. Le terrorisé ne sait pas ce qui peut lui arriver à tout moment pour un rien, pour un geste une parole dont il ne peut évaluer la portée. Ainsi, la majorité des Chiliens sous Pinochet, et les Palestiniens en Palestine occupée. Au nom de la « bonne éducation », je devrais semer la terreur dans le cœur et l’esprit de mon enfant pour l’avoir à ma merci, pour obtenir son obéissance au doigt et à l’œil, pour le soumettre. Mais un être soumis est une bombe à retardement. (page 35) «

» Voyez dans la rue ou dans un centre commercial les jeunes parents qui s’exercent à discipliner leur petit bout de chou. Ils se pratiquent à l’exercice du pouvoir. Et que ça a l’air délectable ! Enfin, à leur tour, ces tortionnés deviennent tortionnaires, ces soumis peuvent soumettre à leur tour. Toutes les frustrations, les humiliations qu’ils ont subies, ils peuvent les infliger à leur tour, en jouir et recevoir l’approbation de tous les passants car tous sont dans le même bain. Voilà le complot contre l’enfance dont personne ne semble se sentir responsable parce que , dans ce cercle vicieux de l’agression, l’aveuglement est de rigueur. » (page 78)

» Libérez l’enfant de toute obligation et voyez comme il s’épanouit comme fleur au soleil. Les devoirs qu’on impose aux enfants minent leur confiance, en eux comme en nous, et déchirent le tissu délicat de la symbiose. Mais aussi faut-il libérer l’enfant du sentiment de culpabilité qui peut surgir quand il fait une gaffe, renverse un verre d’eau sur la nappe ou salit le plancher avec ses bottes pleines de boue. Savoir ne rien dire même si notre petit ordre est bousculé, faire comme si de rien n’était. Comment réagit-on quand un invité de marque renverse son verre de vin sur la nappe ? On l’essuie tant bien que mal, mais on n’interrompt pas la conversation et le repas pour autant. On passe par-dessus. Et que fait-on quand c’est soi-même qui renverse son verre ? La même chose. » (page 32)

» Si je respecte mon enfant, je n’ai aucun droit de l’interroger, de lui demander des comptes. Si je respecte mon enfant, je suis poli avec lui comme avec tout invité de marque. J’ai remarqué qu’on n’a aucun besoin d’enseigner la politesse aux enfants si on est poli avec eux. Si on les respecte, ils nous respectent naturellement et la politesse, la vraie, c’est essentiellement le respect de l’autre qui s’apprend par symbiose. Quand, par inadvertance, je bousculais l’une de mes filles, je m’excusais, qu’elle ait à ce moment-là trois ou seize ans. Aujourd’hui, elles sont toutes trois d’une politesse exemplaire. Et pourtant, des leçons de politesse, elles n’en ont jamais eues. Les enfants ne doivent pas devenir des objets comme les chaises ou les tables qu’on peut cogner et bousculer sans mot dire. Quand on pile sur la queue d’un chat sans le faire exprès, on le flatte aussitôt pour lui faire comprendre que c’est là un geste involontaire. Par contre, si on se permet des impolitesses avec les enfants, « parce que ce ne sont que des enfants », où s’arrête la brutalité ? On peut facilement se faire accroire que l’enfant étant à nous on peut se permettre de le bousculer sans s’excuser, de lui demander des rapports sur toutes ses activités, de fouiller sa chambre à son insu, de lire son courrier, de surveiller ses fréquentations.

Les gardiens de prison ont exactement ce comportement envers les détenus. Et les enfants réagissent à ces mauvais traitements comme des détenus. Et ils ont raison. Agir en cachette, faire semblant, mentir, accepter toutes les indignités. Si nous traitons nos enfants comme des détenus, peut-on s’attendre de leur part à des comportements différents de ceux de repris de justice ? Si la maison est une prison comme l’est l’école, à quoi peut-on s’attendre comme réaction ? Oui, ces pauvres détenus, surveillés nuit et jour, espionnés constamment, peuvent se soumettre peut-être tant bien que mal pendant la première enfance, mais quand arrive l’adolescence, quand arrive cette fantastique poussée de croissance, ces nouvelles énergies qui bouleversant leur vie, comment vont-ils réagir ? C’est l’émeute et la répression comme dans les prisons.

La crise de l’adolescence n’existe que dans les milieux d’oppression. » (page 26)

« Jamais je n’ai exigé que mes filles exécutent quelque corvée que ce soit, comme faire la vaisselle, rentrer du bois ou mettre de l’ordre dans leurs chambres. J’ai toujours été convaincu qu’un individu qui fait un travail quelconque sans conviction ou sans satisfaction, par obligation, par « devoir », pour « apprendre à faire sa part », pour toute autre raison que le plaisir de faire, est comme un forçat qui casse des pierres en pensant bien sûr aux crânes de ses gardiens, un enfant qui doit faire une tâche pour « apprendre à travailler » n’apprend rien de plus que l’obéissance. Et l’obéissance c’est la décentration, l’aliénation (devenir autre que ce qu’on est). Qu’est-ce qu’une enfant apprend à laver la vaisselle quand, en fait, elle veut être dehors à courir, jouer, s’amuser ? Elle apprend la frustration. Et la frustration, quoi de plus aliénant ? » (page 30)

» L’aliénation par « l’éducation ». L’enfant devient autre que lui-même. On le décentre pour « l’instruire ». Notre amour est conditionnel à son apprentissage. » (page 37)

Et enfin :

» Voir à ce que toutes les trois puissent librement se traîner à quatre pattes, puis se tenir debout d’un pas chancelant et découvrir le monde ambiant sans contraintes, marcher, courir, jouer, oui, jouer tout leur saoul, balbutier et découvrir la magie des mots, se rouler par terre avec le chien, sortir de l’étang recouvertes de glaise, crier, hurler, chanter, choisir leur nourriture, dire des gros mots, ricaner, être prises du fou-rire, se bousculer et sortir leurs griffes, pianoter puis, à l’adolescence, voir surgir une force nouvelle, pleine de turbulence et d’interrogations, de désir de comprendre, d’articuler en mots et gestes une pensée qui cherche sa cohérence. Voir s’ouvrir comme pétales au soleil leur personnalité propre et centrée, en même temps si différente l’une de l’autre, mais partageant une même fierté d’être, un même regard franc et serein. Oui, trouver le mot englobant le sentiment qui animait jadis les grands-parents, mais qu’on retrouve peu aujourd’hui, parqués qu’ils sont dans des garderies pour vieux croulants. Pour trouver le mot et le sentiment qu’il décrit, me souvenir de ce regard et des gestes posés par cette vieille Amérindienne qui, avec ses trois marmots, demandait l’aumône à la porte de la maison que je fréquentais sur les bords de la rivière aux Rats à Saint-Pierre-Jolys, au Manitoba. Ce sentiment qui ne court pas les rues de la ville globalisée, non plus que les rangs de la province où les mégaporcheries dominent le paysage, ce sentiment qui a presque perdu toute réalité tant il est battu en brèche par l’idéologie dominant du chacun pour soi, consommation à tout prix, au plus fier la poche. Ce sentiment, je l’ai trouvé dans les propos d’un vieux sage oublié, Krishnamurti, et qu’il a résumé en deux mots anglais : loving care, ce que le robert définit par : attention soutenue, à la fois soucieuse et affectueuse, ce que dit si bien le mot par moi cherché : SOLLICITUDE. » (page 79- 80 )

> Source : terfanae

 

En Complément

“Lettre au fils” de Philippe Welsh :